STEPHEN KING OF FIGHTERS
Présenté dans le cadre du Master HES-SO en Design, orientation Media Design
à la Haute école d’art et de design – Genève.
Sous la direction de Nicolas Nova
Janvier 2014
Jesper Juul, théoricien du jeu[1], écrit : “Narration et interactivité ne peuvent exister en même temps ”, “En général je ne définirais pas des morceaux d’histoire comme contenu de jeu.” [2], “Le récit dans un jeu n’est pas une mécanique, mais une forme de feedback” explique Raph Koster, designer.[3] La relation qu’entretiennent narration et jeu vidéo est un sujet de controverses. La question de la pertinence de la narration revient périodiquement et certains rejettent cette vision, arguant qu’un jeu n’est pas une histoire, tandis que d’autres pensent qu’il existe un lien fort entre jeu et histoire.
L’arrivée du numérique dans le jeu a changé beaucoup de choses : bien que parents des jeux de plateaux ou de société, les jeux vidéo sont différents, par l’inclusion de l’ordinateur dans leurs principes de fonctionnement. Aujourd’hui, le jeu vidéo est plus riche que jamais, englobant des créations aussi différentes sur la forme que sur le fond. Pourtant, la vision des théoriciens du jeu vidéo —aussi appelés ludologues ou formalistes— limite encore la place de la narration dans le jeu. Pour eux, donner plus de place à la narration se fait au détriment du jeu en lui-même et de l’interaction, et ils voient l’histoire principalement comme feedback. Ainsi que l’écrit Koster, s’inspirant beaucoup de théoriciens comme Jull, l’histoire est là pour nous récompenser (souvent sous forme de cinématique), après un passage ludique délicat, et un jeu est une succession d’entrées utilisateur, de problèmes, d’apprentissages et de récompenses[4]. La narration peut aussi être vue comme un frein au jeu ; l’idée est formalisée par l’expression familière “si je veux une histoire, je lis un livre”. D’ailleurs, souvent, lorsqu’il est fait mention dans la presse d’un jeu narratif, il s’agit d’un jeu comportant beaucoup de scènes cinématiques ou de dialogues statiques, alors que ces procédés sont par définition du non-jeu[5] : le joueur devient passif, et pose sa manette pour regarder. Pourtant, il existe des alternatives à cette approche de la narration, et analyser uniquement le jeu de manière formelle est trop limitée pour théoriser le medium entier. La narration dans les jeux est si différente de celle présente dans les media linéaires qu’il serait plus légitime d’inventer un nouveau terme, mais elle est bien là, seulement sous une autre forme. Le jeu est une discussion entre des mécaniques ludiques et un joueur, la narration se fait au moment du jeu, et devient extrêmement difficile à expliquer par écrit : il faut en faire l’expérience.
Rocksteady studios, BATMAN : ARKHAM ASYLUM. 2009
Si la narration dans le jeu prend une forme différente, et qu’elle n’est pas forcément là où on l’attend le plus, quelle est cette forme ? Mon domaine d’étude se concentre ici principalement sur la création contemporaine indépendante, parce que j’ai constaté que l’expérimentation et la recherche sont plus faciles lorsque les impératifs économiques sont moins pressants et lorsque les équipes sont plus réduites pour faciliter une vision d’auteur. Je mets aussi de côté le domaine de la fiction interactive (écrits hypertextes et assimilés). Cette scène est extrêmement riche et mériterait plus qu’un mémoire pour en capter les spécificités, mais je préfère me concentrer sur les créations graphiques et multimedia, qui mettent en place une réthorique différente.
Pour rendre compte de cette nouvelle narration, il me faudra d’abord procéder à un court panorama des réflexions autour de la narration, principalement basé sur des écrits structuralistes du XXème siècle, pour ensuite pouvoir critiquer le point de vue des ludologues. Je montrerai que l’étude de la narration dépend fortement du medium dans lequel elle s’inscrit, et qu’il existe une double narration à l’oeuvre dans le jeu vidéo : une “narration prégénérée”, qui appartient plus au domaine de la littérature et du cinéma, et ce que j’appellerai une narration “temps-réel”, propre au jeu, sans pour autant opposer ces deux notions. Je montrerai ensuite comment l’introduction de ce nouveau concept implique des changements dans l’approche critique, et comment il peut être pressenti dans certaines pratiques propres au jeu vidéo. Je terminerai par l’analyse de deux jeux montrant chacun à leur manière cette nouvelle narration à l’oeuvre.
ETAT DeS LIEUX
Le traitement critique de la narration dans le jeu vidéo pose problème.
L’étude des procédés narratifs a un lourd passif, depuis les premières traditions orales du conte jusqu’au nouveau roman français en passant par les analyses structurelles du schéma narratif par Vladimir Propp[6], Gérard Genette, ou les expérimentations formelles de la nouvelle vague cinématographique française.
Cette tradition narrative pousse certains designers de jeu, cherchant la légitimité — l‘industrie du jeu vidéo lutte encore pour être reconnue comme art, ou même méritant une approche culturelle — à se baser sur des principes narratifs bien connus et issus des média antérieurs, principalement le cinéma. Et la “critique” traditionnelle les pousse dans ce sens : bien souvent, les jeux considérés comme des chefs d’oeuvres sont aussi ceux qui se rapprochent le plus du langage cinématographique.
Pour bien comprendre d’où vient ce point de vue, il me faut d’abord procéder à un court retour historique des analyses théoriques faites autour de la narration.
Dans la Poétique d’Aristote l’épopée est un genre narratif élevé qui est de l’ordre de la mimésis, c’est-à-dire la reproduction, la représentation d’actions humaines. « C’est au poète, le mimétès, de construire « selon une rationalité qui est de l’ordre du général et de la nécessité, une histoire (mythos) » qui « doit, pour être réussie, obéir aux règles de l’art (tekhnè) » telles que les définit Aristote »[7] Il faut ainsi exclure l’Impossible,l’Invraisemblable, l’Absurde…mais aussi écrire en vers…Raconter c’est démontrer.
A partir de la fin du XIXeme siècle, l’approche de la narration a été celle de la linguistique structurale. Les linguistes ont essayé de définir comment celle-ci pouvait structurer le récit et effectuer sa transmission de l’émetteur (écrivain, conteur, metteur en scène), au récepteur (lecteur, spectateur, joueur).
Propp, en tant que linguiste, commence au début du XXème siècle par définir ce qu’il appelle les “fonctions” des différents “personnages” du conte merveilleux. Par exemple, l’agresseur a pour fonction le méfait alors que l’auxiliaire secourt le héros en péril. Propp théorise qu’il n’existe que trente et une de ces fonctions dans le conte, elles-mêmes divisées en 7 “sphères d’actions” (celle du mandateur, du héros, du faux héros, du personnage recherché, de l’auxiliaire, du donateur, de l’agresseur).
Aux états Unis, Joseph Campbell, dans une analyse comparée des grands mythes fondateurs, met en place le concept de Monomyth[8] : toutes les histoires mythiques ne seraient que des variations autour d’une seule histoire, et ce quelles que soient leurs origines ou l’époque de leurs créations. Un des schémas les plus étudiés par Cambell est celui du “Voyage du héros”[9], et c’est une construction narrative que l’on retrouve particulièrement dans le cinéma Hollywoodien qui a succédé au nouvel Hollywood, pendant les années 80, ainsi que dans d’autres créations modernes[10].
Algirdas Julien Greimas, très inspiré par les travaux de Propp et par les études anthropologiques du récit canonique proposées par Claude Lévi-Strauss, résume dans “La sémantique structurale”[11] ces sphères d’actions en trois catégories principales d’acteurs : destinateur-destinataire, adjuvant-opposant, sujet-objet. Dans ce cadre, le récit serait ainsi une quête du héros, enrayée ou favorisée par les différents acteurs du récit. C’est ce que Greimas nomme “schéma actantiel” (1966). On peut dire que les travaux de Greimas généralisent ceux de Propp, car ils reprennent leur point de vue structuraliste : c’est l’agencement des concepts et non les concepts eux-mêmes qui définissent le sens.
Le sémiologue Claude Bremond[12], quant à lui, refuse de voir dans le récit le simple agencement chronologique de fonctions narratives, et propose une nouvelle approche plus “interactive” : à chaque avancement du récit, le choix est proposé au conteur, et c’est cette actualisation permanente d’une “virtualité d’actions” contradictoires qui définit la narration. Certains voient dans ce texte une des premières théorisations des fictions hypertextuelles, ou de la fameuse collection “les livres dont vous êtes le héros” qui proposait aux lecteurs de choisir le déroulement de l’histoire, via un système de chapitres numérotés[13]. Cette idée rejoint le concept de “Transtextualité” développé par Gérard Genette dans Palimpsestes[14], qui peut-être résumé brièvement comme l’ensemble des relations mises en place entre différents textes.
Suivant les travaux de Propp et fortement inspiré par Bremond, Paul Larivalle[15] conceptualise en 1974, une des approches de la narration la plus connue du grand public, et celle qui est apprise à l’école lors des cours d’introduction à la narration, celle du schéma quinaire (5), qui peut être décrite comme suit : situation Initiale, élément perturbateur, péripéties, résolution et situation finale.
Cette organisation du texte narratif est ensuite reprise à la fin du XXème siècle par le linguiste Jean-Michel Adam[16], comme une des façons d’organiser la textualité, au côté d’autres comme l’argumentation ou la description ; elle est peu ou prou le modèle standard qui définit la narration aujourd’hui.
Le concept de narration “traditionnelle” s’est construit tout au long du XXème siècle, dans l’actualisation des théories passées, au fur et à mesure que les différents supports narratifs évoluaient et que la compréhension du récit se complexifiait. Notre compréhension de la narration n’est donc pas absolue, et la définition de ce qui constitue ou ne constitue pas l’agencement d’un récit reste sujette à débat. Il est aussi à noter que les études mentionnées plus tôt se basent souvent sur un type de medium (la narration dans les contes traditionnels pour Propp par exemple) et essaye d’extrapoler cette compréhension aux autres media, ce qui explique que l’évolution de la narratologie est parallèle à celle de l’étude des media.
L’étude de la narration dans les jeux vidéo, comme domaine en lui-même, en est encore à ses balbutiements et se base principalement sur ces travaux linguistiques.
Pourtant, transposer les conclusions d’analyses narratologiques provenant de l’étude de media traditionnels au jeu vidéo n’est pas pertinent, voire est indu, car c’est oublier les spécificités de ce medium
C’est d’ailleurs ce que Gonzalo Frasca exprime dans Simulation Vs. Narrative[17] : “[…] à la différence des media traditionnels, les jeux vidéo ne sont pas uniquement basés sur la représentation, mais sur une structure sémiotique différente : la simulation.”
De ce fait, vouloir séparer narration et interaction, ou narration et simulation est compréhensible et pertinent : longtemps, les jeux vidéo ont été traités dans les écrits académiques comme un sous-genre du théâtre ou du récit, sans prendre en compte les spécificités qui lui sont propres. Chercher à définir un domaine de recherche propre au jeu vidéo, c’est lui donner une légitimité en tant que médium à part entière.
Cependant, je pense que rejeter complètement le traitement narratif du jeu vidéo est une erreur, et en séparant jeu et narration, on risque de négliger le discours qui s’instaure entre règles et histoire, ainsi que les éléments narratifs propres au jeu.
La plupart des analyses narratives critiquées par les théoriciens du jeu vidéo, les ludologistes ont un point commun : elles sont conduites en se basant sur des media où le procédé de création précède celui de lecture au sens large , où la narration est prédéterminée (les media traditionnels)
Or une des caractéristiques centrales du jeu vidéo est qu’il est interactif, c’est à dire qu’il nécessite un aller retour permanent entre être humain et machine. A mon sens, cela crée une rupture fondamentale dans l’histoire de la narration. La narration classique est un transfert à sens unique de l’auteur vers le lecteur. C’est aussi possible dans le jeu vidéo, mais l’introduction de l’interaction me fait penser qu’il existe une autre narration, qui n’est plus prédéterminée, mais qui devient ce que j’appellerai une “narration temps-réel.”
Pour résumer, je pense que l’approche des ludologistes, qui consiste en grande partie à envisager la narration comme séparée du jeu, de ce qu’on appelle le gameplay —l’ensemble des moyens d’actions donnés au joueur —, limite le champ de compréhension, mais que le jeu ne peut pas non plus être analysé comme partie de la narratologie traditionnelle. C’est l’hypothèse que je vais explorer dans ce mémoire : un compromis doit être trouvé entre les deux approches pour donner à comprendre l’immensité des possibles proposés par le medium.
Dans “Theory of fun”[21], Raph Koster, game designer et auteur, montre que le jeu est aussi un formidable outil pédagogique puisqu’il permet de faire comprendre au joueur les fonctionnements d’un système et de les maîtriser. Au vu de ces définitions, il me semble alors que les notions de jeu et de narration sont intimement liées : ce sont deux outils utilisés pour faire naître de manière inconsciente des idées ou des émotions dans le cerveau d’un récepteur.
Miltos Manetas, PLAYING VIDEOGAMES (Christine & Playstation), 1997
Pourtant Koster sépare les deux notions[22], et définit que la narration n’est ni une mécanique de jeu ni son contenu. Elle est plutôt une incitation à l’action ou une récompense. Pour résumer l’idée de Koster en le paraphrasant : le fait que la princesse Peach soit capturée par Bowser ne constitue pas le coeur du jeu Super Mario Bros., ce n’est qu’un enrobage, et ce qui fait le jeu, ce sont les mécaniques en elles-mêmes : sauter pour éviter les monstres ou les trous, attraper les pièces et finir le niveau avant la fin du timer. Il en résulte que les spécificités de l’histoire peuvent être changées sans altérer en rien le jeu en lui- même ; ou, comme le dirait Kendall Walton, la narration est “un accessoire dans un jeu d’illusion”[23]. Ce point de vue est assez présent dans le game design traditionnel : beaucoup de jeux récents interrompent le gameplay pour introduire la narration sous forme de clip vidéo où l’interaction, le jeu, est refusé au joueur. Ce qui pousserait donc à croire que la narration est un frein à l’interaction. Marie-Laure Ryan, chercheuse et critique de la notion traditionnelle de narration, note aussi dans “Beyond Myth and Metaphor”[24], que les trames narratives utilisées dans les jeux d’actions ou les jeux de rôles sont extrêmement archétypées et limitées, et reprennent souvent à la lettre les schémas décrits par Joseph Campbell[25] et Vladimir Propp[26] : une quête est donnée à un héros qui doit parcourir un monde semé d’embûches pour arriver à ses fins. Ce seraient donc les règles, et elles seules qui définiraient un jeu, et influeraient sur son analyse.
Outre le fait que cette analyse confonde thème et narration, elle me dérange sur plusieurs points.
Pourquoi changer la vitesse à laquelle Mario bouge aurait-il plus d’impact sur le jeu que de changer le plombier Mario en architecte? Il est certes plus facile pour l’analyse de diviser une oeuvre en plusieurs domaines et de les étudier séparément ; on a rapidement fait de nier inconsciemment le statut d’une oeuvre comme un tout cohérent et de la voir uniquement comme la somme de ses sous- parties. Mais un jeu vidéo peut être considéré comme un “Gesamtkunstwerk”[27], une oeuvre d’art totale, mélangeant plusieurs pratiques et media interagissant de manière complexe. Il est ainsi impossible d’en changer une partie, même infime, sans que cela ait d’énormes répercussions sur l’ensemble. Ainsi, dans le jeu vidéo si l’histoire ou la façon dont le récit est donné au joueur changent, sont changées aussi ses motivations et la façon dont il va jouer l’interaction.
Le jeu vidéo emprunte les bases de son vocabulaire à l’informatique et aux métiers de l’ingénierie. Cela induit un biais dans la façon dont on parle et appréhende le jeu vidéo : en informatique (en caricaturant), ce qui dérive d’un résultat attendu est considéré comme une erreur. Cette logique formelle est transmise dans les faits au game design : les choses peuvent être correctes ou incorrectes, les lois de la causalité —une chose en implique une autre— comme inébranlables, et tout ce qui n’est pas explicable ou contrôlable comme non souhaité. Mais cette position est plus que critiquable. Comme l’écrivent Huizinga 1992 et Gadamer 2004 et comme le reprend Sicart[28] “Le jeu appartient au domaine du Mythe, à l’art des rituels autant qu’au domaine de la raison”, se positionner dans la logique absolue, c’est refuser au jeu ses caractéristiques essentielles. Comme le mentionne Sicart, le jeu “devient un instrument de raison, et non de jeu”. Par contre si le jeu est vu comme une oeuvre culturelle, et non uniquement comme un système mécanique à apprendre et maîtriser, son interprétation devient alors primordiale, et il est possible de remarquer que l’action de jouer, la façon dont on appréhende le jeu diffère selon les joueurs. Sicart continue en expliquant que le jeu vidéo consiste en un dialogue entre un joueur/acteur et un système de jeu pensé par le designer. Il se déroule autant sur l’écran que dans le conscient et l’inconscient du joueur et passe du ludus (fait de jouer structuré par des règles et des mécaniques) au paidia (jeu libre et spontané)[29] Il me semble qu’il existe autant de jeux qu’il existe de rencontres entre un joueur et un processus ludique. De plus, essayer de définir ce qui constitue ou non une mécanique de jeu (et donc un jeu) a plus de résonances sociales et politiques qu’ontologiques : en forçant une définition on force un jeu de valeurs plutôt qu’un autre en marginalisant les personnes ou les expériences qui n’y correspondent pas.
Lorsque Koster écrit que le jeu Dis4ia[30] où Anna Anthropy raconte son expérience en tant que femme transgenre en période de transition, aurait pu être fait en Powerpoint[31], et donc ne correspond pas à sa définition d’un jeu vidéo —même s’il reconnaît sa valeur— il commet une double erreur : d’abord,en se basant sur des critères formels peu pertinents pour caractériser l’oeuvre : quand bien même le jeu aurait pu être fait sous forme de diaporama, en quoi cela n’en ferait-il pas une oeuvre vidéoludique ? Un poème doit-il forcement rimer pour être considéré comme tel ? Un tableau doit- il être figuratif pour être considéré comme une oeuvre d’art ? Ensuite, en refusant le statut de jeu à Dis4ia, il disqualifie toute une catégorie de designers, et donc de jeux potentiels.
Limiter les définitions, c’est fermer la porte à de très nombreuses créations originales qui pourtant constituent l’avant garde de ce qui peut se faire en terme d’expérience ludique. Comme Anthropy l’écrit dans “Rise of the videogame Zinesters”[32], cela engendre ce qu’elle nomme en anglais le “gatekeeping” (qu’on pourrait traduire par “contrôle d’accès”), et police la scène vidéoludique pour la rendre conservatrice voire hostile au changement. On peut penser aux Impressionnistes en lutte contre l’académisme du XXème siècle en peinture, les premiers cherchant à élargir les horizons de l’art pendant que les seconds tentaient de protéger une de ses visions les plus restreintes.
Pour Steve Gaynor, designer et scénariste du jeu Gone Home, “essayer d’appliquer des définitions aux choses représente juste une autre façon pour les gens d’essayer de valider leurs goûts personnels et d’invalider ceux des autres”[33]. Et même si son jeu sort des définitions posées par les formalistes “Gone Home n’aurait pas pu être ce qu’il est sous aucune autre forme”.
D’ailleurs, comme le résume Leigh Alexander, journaliste et critique, dans “A letter to a Letter”, article écrit en réponse à l’article de Koster “A letter to Leigh” qui lui même était la réponse à un tweet d’Alexander : “It’s impossible to divorce the politics from the forms of these games”. En d’autres termes : la ludologie, la recherche des règles et des définitions ne peut être déconnectée du monde et exister de manière objective, comme guide absolu de ce qui fait ou ne fait pas le jeu. De plus, comme Alexander le questionne dans son tweet d’origine[34] : si pour faire un jeu, une oeuvre a besoin d’objectifs identifiables à atteindre, alors, “pourquoi mieux comprendre les autres êtres humains ne serait pas un objectif valide ? […] Pourquoi l’empathie ne serait pas un challenge ?”
En choisissant certains types de jeux comme étant plus pertinents à analyser que d’autres, nos théories deviennent forcement liées à ces jeux, et ne peuvent rendre compte que du fonctionnement de ces dits jeux. Il est alors malhonnête de prétendre que nos définitions sont universelles. Face à un medium (ou des media) tel que le jeu vidéo, renvoyant à des réalités diverses et variées, toute tentative de formalisme semble vouée à l’imprécision voire à l’erreur, et, de manière tautologique, chaque analyse formelle du jeu vidéo ne fonctionne que pour les jeux construits autour de cette analyse, qui souvent perd de sa pertinence lorsqu’elle est confrontée au monde réel. La grande théorie unifiée du game design semble avoir du mal à émerger et si en la cherchant, les ludologistes négligent une part importante de ces nouvelles créations, ils prennent le risque de stagner dans leurs définitions et de passer à côté de l’évolution du medium.
Ces théories ont bien été d’une aide incalculable à l’avancée de notre compréhension des aspects mécaniques sous tendant le jeu qui ne sont en rien leur seule composante. Si ces théories ont besoin d’amendements successifs pour rendre compte avec exhaustivité de l’immense diversité qui constitue le paysage vidéoludique, alors il est peut-être temps de voir le jeu sous un angle moins formel. Et lorsqu’on entre en désaccord avec les jeux que les critiques jugent comme étant au pinacle de ce qui peut se faire, c’est qu’on est en désaccord avec les critères sur lesquels ils ont été évalués ; il est alors temps de formuler ce qui pour nous correspond à notre vision du jeu vidéo, et de la même manière que Truffaut, Godard ou Chabrol en leur temps, les critiques et les designers indépendants affichent leurs visions dans de nouvelles créations qui tentent de repousser les frontières de la connaissance et des pratiques vidéoludiques. Le jeu vidéo fonctionnerait sur la base du concept d’air de famille de Wittgenstein[35]. Bien qu’il semble exister une caractéristique sous-jacente commune à l’ensemble des jeux vidéo, il n’en est rien : il existe plutôt certaines similarités entre plusieurs de ses membres, formant des sous-ensembles qui se superposent, sans qu’aucune de ces similarités ne soit commune à tous.
Miltos Manetas, PLAYING VIDEOGAMES (Carisa), 1999
Il existe deux sens que l’on peut accorder au mot narration, coexistant potentiellement dans chaque jeu. Et ces deux sens sont d’ailleurs au coeur du débat qui anime aujourd’hui les narratologistes, et qui a à faire avec les liens tissés entre le monde de l’action et celui de la narration. Le premier sens , le plus évident et le plus étudié, que je nomme plus haut la narration prédéterminée, fait écho à la plupart des études narrativistes du XXème siècle : c’est la narration qui raconte une histoire pré-pensée par l’auteur, et qui est déconnectée de l’action elle- même, en n’étant que sa simple représentation[36] Les actions n’ont alors aucune existence indépendamment de leur mise en récit. C’est ce qu’on appelle communément l’histoire, la “backstory”, le “settings”, et qui est principalement construit aujourd’hui dans les jeux autour de dialogues, de textes descriptifs ou de scènes cinématiques.
C’est souvent par ces seuls critères issus de la narratologie littéraire, qu’est jugée la narration vidéoludique aussi bien dans la presse grand public que dans les écrits critiques, et on a tôt fait de dire que narration et interaction ne marchent pas de concert voire sont antinomiques.
Mais la narration semble être multiple et changer en fonction du medium dans lequel on la représente. Quelle serait donc la narration spécifique au jeu vidéo qui semble toujours nous échapper ?
C’est ce que je pressens qu’il existe et qui constitue le second sens de narration dans le domaine vidéoludique
Ce second sens, que j’appelle la “narration temps-réel”, se base sur une autre définition du mot narration donnée par certains philosophes et linguistes : Dans son analyse, Ryan[37] remarque que les théories de la narration traditionnelle peinent à expliquer les processus narratifs spécifiques au jeu, mais qu’il ne faut pas pour autant renoncer à voir une forme de narration propre aux expériences vidéoludiques Elle propose pour ce faire, d’étendre le catalogue des modalités narratives au-delà du diégétique et du dramatique en y ajoutant une approche phénoménologique. C’est à dire, de chercher une narration qui ne provient ni du conte, ni du théâtre, mais qui cherche à expliquer les phénomènes et les expériences vécus lors du jeu. Cette pensée transpose au jeu vidéo les propos du philosophe David Carr, tels que rapportés par Françoise Revas dans l’avant-propos d’Introduction à la narratologie[38] : il écrit que “ la narration n’existe pas indépendamment d’une action qui la précède mais constitue précisément l’action”[39], et qu’elle compose “la structure de l’expérience humaine”. Le simple fait de vivre quelque chose représente déjà une narration, ce que soutient Scheffel[40] : “l’homme vit des histoires avant de les raconter” et il n’existe pas de distance entre monde de l’action et monde de la narration. Pour Schapp[41] l’humain est toujours empêtré dans les histoires[42] Si on transpose cette approche phénoménologique au jeu vidéo, c’est à dire si l’on considère la narration comme “représentation d’actions” et le récit comme “n’importe quelle suite d’actions” on remarque que le jeu , qui est constitué en grande partie d’actions ou de mise en scène d’actions effectuées par le joueur, apparaît comme un créateur idéal de narration. La narration se déroule donc dans la session de jeu, dans la performance qu’un joueur effectue sur un framework narratif créé par le designer. Tout comme une pièce de théâtre ne peut exister que pendant sa représentation, la narration temps-réel ne peut exister que lorsque le jeu est joué et dépend, en plus du savoir-faire du designer, de l’univers personnel du joueur, de l’état d‘esprit dans lequel il se trouve au moment du jeu et de ses a priori. La narration ici est vue comme un ensemble de métaphores servant à encadrer et à donner du sens aux mécaniques de jeu. Il en découle que chaque genre de jeux (jeu de tir, de stratégie, de simulation) doit avoir une analyse narrative différente.
Les jeux très systémiques, comme par exemple les jeux récents Spelunky ou Monaco, sont considérés comme ayant une narration limitée si on les regarde sous l’angle de la narration prédéterminée, mais prennent tout leur sens sous l’oeil de la narration temps-réel : chaque nouvelle partie est une nouvelle histoire, et c’est le jeu, le système en lui-même qui guide la narration, pousse le joueur à faire certains choix de manière organique et donc pousse l’histoire dans une direction ou une autre. On peut constater que cette nouvelle approche engendre un changement de paradigme dans la création de jeux : les designers indépendants se concentrent plus sur la recherche de nouveaux styles de design, d’une cohérence d’ensemble et moins sur des prouesses techniques, en affirmant de l’intérêt pour la narration et les interactions afin de dépasser cette course au photoréalisme. On peut voir dans des jeux comme Proteus[43] ou Dear Esther[44], que certains jeux sont construits autour de la pause, du lâcher prise et de la contemplation et moins autour de l’action omniprésente. D’ailleurs, la violence et les armes sont de plus en plus délaissées, voire ardemment critiquées, dans la création indépendante, qui cherche en partie à utiliser le jeu d’une autre manière : pour mettre en avant certains conflits sociaux, pour créer de l’empathie, ou réfléchir sur des expériences communes[45]. Certains jeux de plus en plus mis en avant créent aussi une mécanique de jeu autour de l’expérience personnelle de l’auteur. Certains game designers comme Edmun Mcmillen, Zoe Quinn, ou Mattie Brice mettent une part importante de leur vécu dans leurs créations, à différents niveaux de lecture, intégrant ainsi une part de naturalisme intimiste dans leurs processus de design.
Mais attention, il n’est pas question de dire que la narration dynamique est de manière intrinsèque meilleure que la narration statique, ou qu’il s’agit de la seule digne d’intérêt dans le jeu vidéo. En soit, la narration littéraire est extrêmement puissante et évocatrice, comme nous l’ont montré des siècles de pratique. Non. Il s’agit de montrer qu’il existe une narration spécifique au jeu, à l’acte de faire, qui est quelquefois niée ou mise à l’écart par certains game designers, et qu’il est intéressant d’analyser et de construire pour proposer des interactions et des jeux plus pertinents, et forts émotionnellement ou intellectuellement.
TRANSFoRMATIONS
le jeu raconte en faisant faire
Tout comme le livre raconte en disant, et le film en montrant, le jeu raconte en faisant faire, et cela implique certains changements dans notre façon d’appréhender le medium.
Traditionnellement, et notamment dans la littérature, l’auteur est considéré comme celui qui insuffle du sens et une certaine logique qui lui est propre dans une oeuvre. Il fait naître l’ordre du chaos. Une oeuvre est vue comme un moyen, un véhicule pour la pensée de l’auteur et le rôle du lecteur est de la découvrir et la comprendre. L’intention de l’auteur est primordiale, et toute lecture n’étant pas conforme à cette volonté première est jugée comme erronée : le lecteur n’a pas compris ce que l’auteur voulait transmettre, il a failli à son devoir. Une connaissance préalable du travail antérieur et de la vie de l’auteur conjuguée à une compréhension du contexte social, politique et économique de la période pendant laquelle l’oeuvre a été écrite devient un avantage sinon une nécessité pour cette compréhension.
Cette position a déjà été critiquée bien avant la démocratisation du numérique, notamment par le critique littéraire et sémiologue Roland Barthes dans son fameux article : la mort de l’auteur[46]. Pour Barthes “l’auteur est mort” parce que “la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur”. Il souligne une problème de la critique littéraire traditionnelle : l’intention de l’auteur ne peut jamais clairement être connue ; considérer qu’elle surpasse n’importe quel sens donné par n’importe quel lecteur est donc extrêmement compliqué. Qu’a voulu dire l’auteur ? Considérer que l’auteur a insufflé tel ou tel sens dans son oeuvre n’est-il pas une interprétation particulière d’un lecteur particulier ? En quoi cette analyse devient-elle plus importante que celle d’un autre lecteur ? Une fois que l’oeuvre est terminée et offerte au public, toute volonté de l’auteur devient caduque et il ne reste que son travail livré aux multiples interprétations de multiples lecteurs. Pour Barthes, l’auteur n’est donc plus la seule personne donnant du sens : le lecteur travaille de concert avec lui, devenant acteur de sa propre lecture. Cette pensée fait écho à celle de l’auteur Paul Valéry, qui écrivait dans Tel Quel[47] :”Quand l’ouvrage a paru, son interprétation par l’auteur n’a pas plus de valeur que toute autre par qui que ce soit. Si j’ai fait le portrait de Pierre, et si quelqu’un trouve que mon ouvrage ressemble à Jacques plus qu’à Pierre, je ne puis rien lui opposer — et son affirmation vaut la mienne. Mon intention n’est que mon intention, et l’œuvre est l’œuvre.”
Si l’on détermine comme je l’ai proposé que la narration temps-réel constitue un dialogue entre le joueur et l’auteur via le jeu, ne peut- on pas dire que l’auteur perd de la capacité à agir sur son oeuvre au profit de son public, puisqu’il ne peut plus contrôler tous les paramètres de l’expérience ? Le joueur va peut être appréhender l’histoire dans un autre ordre que celui prévu, ou bien manquer des éléments essentiels. Mais est-ce vraiment une perte de capacité à agir ? Ma vision de la narration temps-réel reprend cette idée de Barthes et Valéry pour la transposer à la création numérique : la narration se fait dans l’action, au moment du jeu et a plus à faire avec l’interprétation du joueur qu’avec l’intention de l’auteur. Le sens n’est pas fixe ou déterminé, et ses spécificités sont laissées à la discrétion du lecteur. Par exemple, dans un jeu comme Gone Home[48], le joueur est libre d’explorer une maison vide et découvre par le biais de notes, d’objets et de messages vocaux les histoires personnelles des membres de la famille qui y habitent. Ici, rien n’est clairement dit, rien n’est explicité, tout est deviné, et fait écho à l’histoire personnelle du joueur, et au sens qu’il veut bien lui donner. Cette vision est d’ailleurs résumée par un de ses designers, Steve Gaynor, dans l’article “Storymaking”[49] : “On ne devrait pas demander à un designer de raconter une bonne histoire. Le jeu désigné devrait plutôt être jugé sur la facilité qu’ont les joueurs de créer leurs propres histoires dans le framework mécanique qu’il propose”. Dans ce cas, il est alors possible que le sens déterminé par le joueur soit différent de celui pensé par l’auteur. Cependant, il en était déjà question dans des media plus statiques, comme je l’ai déjà mentionné à propos de la littérature, et d’une certaine manière, dans tous les media de communication, et cela n’altère en rien la qualité du sens ainsi créé.
Je pense que la possibilité de “rater des choses” dans un jeu n’est pas un défaut ou une erreur de game design à éviter, mais quelque chose d’assez intéressant et spécifique au médium jeu. Bien sûr, il est possible de sauter un chapitre lorsqu’on lit un livre, mais dans un jeu, il est quasi systématique de manquer une partie de l’expérience mise en place par les game designers ; à mon avis c’est un point positif, et c’est ce qui rend le jeu vidéo plus semblable à la vie : tout ne peut pas être expérimenté par une seule personne. A force de jouer à des jeux au déroulement linéaire, il est possible d’être fortement déstabilisé à l’idée de manquer quelque chose d’important lorsqu’un jeu propose plus d’un seul chemin à parcourir. Beaucoup de jeux implémentent d’ailleurs des achievements ou des jauges indiquant le pourcentage de complétion par le joueur, comme pour le rassurer sur la durée de vie du titre et lui montrer ce qu’il lui reste à accomplir. Je pense qu’il s’agit d’un reste des media linéaires : c’est comme regarder la tranche du livre qu’on lit pour voir le nombre de pages qu’il nous reste à lire. Le joueur doit peut-être apprendre à lâcher prise et considérer que rater des éléments fait aussi partie de l’expérience s’il veut éviter de tomber dans une certaine normalisation de l’expérience.
L’auteur de jeu vidéo s’inscrit dans une logique différente de la notion d’auteur que l’on avait jusqu’alors dans les autres media de l’ère de l’imprimerie. Depuis son invention nous avons été habitués à considérer la représentation statique — dans la peinture, la littérature ou le théâtre —comme supérieure, plus précise, plus claire, et d’une certaine manière, plus vraie. Cependant, l’arrivée de l’ordinateur nous fait entrer dans une nouvelle ère de création et je pense que ce point de vue est faussé et passe à côté des spécificités du jeu vidéo et des oeuvres numériques en général, dont les qualités ne peuvent être jugées suivant des critères en cours dans le monde de l’imprimerie. Janet Murray propose dans son célèbre livre “Hamlet in the Holodeck”[50] d’introduire la notion de procedural authorship (auteur procédural) pour expliquer les créations utilisant l’ordinateur comme medium. Elle définit ce terme dans le cadre de drame interactif, comme “signifiant écrire les règles par lesquelles le texte apparaît, autant qu’écrire les textes eux- mêmes. “ L’auteur ne travaille pas directement sur la représentation, mais sur le système qui la gère et la fait apparaître. L’auteur procédural travaille un niveau au-dessus : on peut parler ainsi de meta-création. Ainsi, peut-être l’auteur perd-il un peu de capacité à agir, peut-être abandonne-t-il certaines qualités de sa condition d’auteur, mais c’est pour mieux avoir accès à des manières de créer et de contrôler son oeuvre différemment.
Elle existait bien sûr avant l’invention des ordinateurs, mais les machines ont permis de l’exploiter à des échelles et à un niveau de complexité qui auraient été impensables sans elles. Pour approfondir ce concept, il me faudrait définir ce que signifie la procéduralité dans le jeu vidéo et en noter les différences avec ce qu’on appelle le “design génératif”. Le terme game-design procedural (ou génération procédurale) fait référence à la création de contenus obtenus de manière algorithmique plutôt que prédéterminée. Souvent, le contenu est aussi créé dynamiquement au moment du jeu plutôt que statiquement, avant sa distribution[54], même si certains designers l’utilisent aussi comme base de travail, pour aider au design de certains éléments de leur jeu. La pratique est basée sur des “procédures” informatiques mises en place pour paramétrer le contenu suivant des règles, (d’où son nom). La notion est proche de celle de design génératif, mais dans cette dernière, le travail de correction et d’ajustement du designer est central à la pratique : l’ordinateur génère un rendu suivant des paramètres donnés, pour ensuite le juger et il ajuste ces paramètres pour produire un nouveau rendu corrigé. Cette “discussion” entre le designer et la machine est ensuite répétée jusqu’à satisfaction.
La notion de design procédural semble être intéressante pour aider à l’analyse de notre nouvelle narration temps-réel. Ces deux notions sont spécifiques au fonctionnement de l’ordinateur : bien qu’ayant eu une existence avant son utilisation dans le processus de design, leur fonctionnement est aujourd’hui sans commune mesure, tant l’ordinateur démontre une capacité de calcul, de traitement et d’abnégation supérieure à l’homme. Elles proposent aussi toutes deux une meta-approche de la création en permettant d’agir sur un système plutôt que sur son rendu, et fonctionnent de manière dynamique, au moment du jeu, ou de l’interaction, en proposant une création toujours différente (mais semblable), pour chaque partie, ou chaque joueur. La procéduralité est intéressante pour l’auteur. Elle permet à moindre coût de créer une infinité d’univers, de scénarios ou d’objets, une fois effectué le travail préalable de définition d’ une série de règles régissant la génération.
Mojang, MINECRAFT, PC 2011
Cependant, cette notion d’infinité dans la création est à modérer : comme l’indique Christ Priestman dans son article “Pourquoi vaut-il mieux être prudent autour des jeux indépendants générés de manière procédurale”[55], dans l’infinité réside la répétition, et passé un certain temps d’exploration, certains éléments, bien que techniquement différents (de manière infime par exemple), peuvent commencer à nous paraître semblables et monotones. Cependant à mon sens, l’intérêt de la procéduralité ne réside pas dans sa capacité à créer des chiffres toujours plus gros, des mondes toujours plus grands ou des jeux toujours plus longs, mais plutôt dans son potentiel à mettre en place mythes et mystères. En effet, lorsque nous naviguons dans un monde procédural, chaque lieu, chaque pierre, chaque insecte est offert à notre observation pour la première fois de manière unique à notre regard ce qui donne au monde un caractère ésotérique voire, dans une certaine mesure, exceptionnel. De plus, lorsque le monde s’étend à l’infini, il existe toujours la possibilité de trouver quelque chose de magique, d’extraordinaire ou d’inattendu, quelque chose qui a été caché et qui n’attend que nous pour le trouver et lui donner du sens ou pour nous surprendre, et ce, quelles que soient les heures passées à l’explorer. La procéduralité n’est pas tant à propos de ce qui “est”, mais plus à propos de ce qui “peut être”. Ce qui apparaît à l’écran n’est pas ce qui nous intéresse le plus. Après tout, il ne s’agit plus que de choses s’inscrivant dans un passé déjà ressenti. Ce qui nous pousse, nous motive réside plutôt dans la découverte des infinités de possibles que nous réserve la procéduralité, du mystère qui existe un peu plus loin. C’est à mon avis une des caractéristiques fondamentales du design procédural : la potentialité perpétuelle. Le sociologue allemand Max Weber définit la notion de désenchantement du monde[56] comme étant le déclin des croyances religieuses ou magiques pour expliquer le fonctionnement du monde : la science pouvant expliquer, en théorie, tout phénomène, le mystique et l’inconnu disparaissent. Or, l’infinité des potentiels propre au design procédural procède au contraire à un réenchantement des mondes dans lequel il opère en réintroduisant mythes et mystères. Le joueur ressent qu’il existe un sens caché dans le fonctionnement du monde qu’il perçoit. De plus, il est impossible de savoir si l’on a vu tout ce qui nous est donné à voir, le monde étant infini et sa construction aléatoire, et donnant l’impression de sortir directement du néant de la machine, pour y retourner une fois qu’il est détruit. Il est intéressant de noter que du fait de la limitation technique des machines —principalement la taille de la mémoire— l’infini n’est jamais vraiment infini, mais plutôt extrêmement grand. Ainsi, dans le jeu Minecraft, où le monde est généré de manière procédurale, il est possible de déplacer son personnage jusqu’à l’extrême limite de la carte du jeu[57], qui est pourtant immense, d’entrer dans une zone non gérée par la mémoire de l’ordinateur et d’être témoin de scènes complètement surnaturelles et chaotiques, comme si l’on regardait directement dans les entrailles de la machine.
Santa Ragione, MIRRORMOON EP, PC 2013
La procéduralité est critiquée comme étant rigide, froide, imprécise ou vide de sens, mais c’est oublier que derrière ces procédures et ces règles il existe un auteur, bien humain, avec sa sensibilité, et juger la création procédurale comme froide parce qu’elle ne fonctionne pas sur les mêmes bases que la création traditionnelle n’est pas très pertinent. Comme le dit Ed Key, auteur de Proteus[58], en commentaire de l’article de Priestman : “Je trouve les parcelles de nature bien plus évocatrices que n’importe quel jardin clôturé”. Le chaos et l’imprédictabilité de la création procédurale offrent, pour lui, bien plus de surprises et de mystères que d’autres méthodes de créations beaucoup plus encadrées.
Dans l’introduction du livre “Persuasive games” Ian Bogost définit le terme de “procedural rethorics” (rethorique procédurale) comme l’art de la persuasion par l’interaction et la représentation basée sur des règles, plutôt que par les mots, les écrits, ou les images animées ou fixes. Il considère qu’il s’agit de l’affordance principale de l’ordinateur, et de la manière spécifique dont les jeux vidéo soutiennent des arguments. La génération procédurale est un exemple de cette création spécifique aux machines : le système se génère lui même, dans une sorte d’autopoiese[59], et peut se modifier et se redéfinir au moment où il est utilisé.
Hellogames, NO MANS’S SKY, PC T.B.A.
Vu que la procéduralité permet une expérience dynamique, toujours changeante, pouvant s’adapter au joueur et que la narration temps-réel est celle des systèmes, de l’imprévu et de l’altérité —en opposition à la narration classique, fixe, prévisible et linéaire—
La procéduralité semble être une des manières pertinentes d’encadrer la narration temps-réel.
Cette dernière traite de la mise en place de structures narratives non linéaires, souvent par la superposition de différentes trames narratives que le joueur est libre d’explorer librement. Mais les deux concepts se rapprochent. Voyons un exemple de cet emergent narrative : dans un épisode de sa série vidéo d’analyse du medium vidéoludique “Tasteful, Understated Nerdrage“[60], MrBTongue met en place le concept de Shandification de la narration. Le terme est une allusion au livre de Laurence Sterne : “Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme”[61], ou “Tristram Shandy”. Ce livre a été écrit au XVIIIème siècle, période des Lumières. A l’époque, la narration est majoritairement fondée sur les principes de la causalité : une action (cause) engendre une réaction (conséquence). A l’inverse de la narration antique se basant sur la notion de destin pour expliquer l’action, le schéma narratif du Siècle des Lumières se doit d’être une succession de causes et de conséquences pour expliquer pourquoi une histoire se déroule. Un événement peut-être expliqué de manière empirique en examinant les causes qui l’ont fait exister. Cependant, ces causes peuvent être multiples, et elles-mêmes produites par d’autres causes : la chaîne de causalités peut s’étendre à l’infini. Dans un conte, un dragon terrorise le royaume ce qui pousse le roi à demander au héros d’aller l’en débarrasser. La relation causale paraît simple : tuer le dragon amène la libération du royaume. Mais examinés indépendamment, ces événements peuvent être beaucoup plus complexes : pourquoi le dragon terrorise-t-il le royaume ? Est-ce parce qu’il a besoin de chasser l’homme pour nourrir ses enfants, ou bien parce qu’il pense que l’homme est une menace. Pourquoi doit-il chasser l’homme ? Parce que les animaux dont il se nourrit habituellement sont en voie de disparition à cause de la politique de chasse du roi. etc… etc.. Un des rôles de l’auteur est de sélectionner ce qui fait partie de l’histoire, d’en extirper ce qui nuit à sa compréhension, de séparer le signal du bruit. Le livre de Sterne va à l’inverse de cette logique. L’histoire est censée se baser sur la vie de son personnage éponyme, mais le lecteur est sans cesse interrompu par des considérations annexes : les antécédents des personnages secondaires, leurs origines, des arcs narratifs tertiaires ou des représentations de tâches de la vie quotidiennes. Le tout semble non structuré voire aléatoire mais fonctionne assez bien comme représentation quasi naturaliste de la vie d’un gentilhomme au XVIIIème sicèle. De plus, Tristram Shandy est intéressant comme discours sur les structures narratives.
Mais revenons au terme de Shandification. Pour MrtBTongue, dans une histoire shandifiée, “la narration est libre de partir dans le sens qu’elle veut et au rythme qu’elle choisit, dans un environnement suffisamment défini pour permettre cette liberté de mouvement”[62]. Pour être plus clair : dans un récit shandifié il n’existe pas une seule trame narrative ultime, mais plusieurs qui se superposent à différents degrés. Il faut donc penser un monde dont le fonctionnement est cohérent. On pourrait appeler ce principe, explosion de la causalité narrative : les événements qui ont amené les protagonistes dans la situation qui est décrite ne sont pas ignorés, mais plutôt mis en avant comme aussi importants que le récit principal. Ce concept résonne fortement avec le medium “jeu vidéo”. MrBTongue d’ailleurs utilise ce concept pour parler de jeux à mondes ouverts comme “Fallout 3 : New Vegas”[63] ou “The elder Scrolls : Skyrim”[64]. Dans ces jeux, le joueur est libre de parcourir l’espace du monde et l’espace narratif comme il le souhaite, s’il veut aller voir les villages du sud plutôt que les montagnes du nord, libre à lui. Il pourra faire les quêtes qui lui sont proposées dans l’ordre qu’il souhaite, de la façon qu’il le souhaite, voire ne pas les faire, et le monde réagira à ses choix. Il pourra parler aux paysans, mais ignorer les princes, pourra se renseigner sur les techniques d’agriculture, l’histoire du monde, ses moyens de transports, son économie, ses relations politiques … ou bien chasser le loup en pleine montagne et vivre en ermite. Sa navigation lui sera propre. On peut voir assez facilement que ces jeux ont tout de ce que MrBTongue appelle une narration shandifiée, et la machine facilitant la mise en place de structures narratives éclatées, le jeu vidéo, semble fait pour sa pleine réalisation. Pourtant, si cette notion est intéressante et se rapproche de la narration temps-réel, elle ne l’explique pas pleinement. Ici, d’une certaine manière, la narration est toujours prédéterminée ; cette prédétermination est éclatée en divers morceaux et c’est uniquement son agencement qui est laissé libre au joueur. Cependant elle permet de mettre à jour une idée qui me semble intéressante : le jeu est basé sur une navigation. Dans un jeu à monde ouvert cette navigation paraît être principalement physique (se déplacer dans le monde) mais elle est aussi narrative (se déplacer dans une histoire) et cognitive (se déplacer dans sa compréhension ou ses émotions). De Certeau dans l’invention du quotidien[65] définit une différence entre la notion de lieu et d’espace : un lieu est un concept, une disposition d’éléments et d’idées les uns par rapport aux autres, alors que l’espace prend en considération les mouvements, les situations, et les rapports de temps entre ces objets. “En rapport au lieu, l’espace est comme un mot lorsqu’il devient prononcé […] l’espace est une pratique du lieu”[66]. Pour éclaircir sa pensée, de Certeau donne l’exemple de la rue, qui est par définition un “lieu géométrique défini par l’urbanisme”[67], mais qui devient un espace par l’action des marcheurs. Et lire devient la transformation de la page (lieu) en espace de pensée, un “système de signes”[68]. Cette pensée peut être étendue au jeu vidéo : par l’action de jouer, les “lieux” du jeu sont transformés en idées, émotions ou sensations qui nous sont propres, et surtout, qui interagissent dans un système (ou des systèmes) toujours en mouvement, se redéfinissant de manière complexe. Essayer de définir un jeu par la parole ou l’écrit sera toujours une expérience incomplète : un jeu ne pourra prendre sa pleine réalisation que lorsqu’il est joué Pour résumer : par sa navigation dans les espaces du jeu, le joueur s’approprie les éléments ludiques pour en faire son expérience.
Le jeu devient une “situation”. Il est à noter qu’un bon nombre de concepts issus de l’Internationale Situationniste résonnent particulièrement avec le monde des jeux vidéo —d’ailleurs, une de ses têtes de file, Guy Debord, en a designé un[69]— Il serait trop long d’en faire une analyse détaillée ici, mais voici quelques exemples : Pour les situationnistes, une situation construite est un “moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements”[70]. La shandification et plus largement chaque moment discret d’une session de jeu constitue une situation : chacun est la résultante d’actions précédentes dans une “ambiance unitaire” propre au jeu en train d’être joué. De plus beaucoup de jeux semblent faire usage du principe de la dérive, qui est, toujours d’après les situationnistes, un “mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées.”[71] Lors du jeu, on essaie, on expérimente et on se laisse porter par le courant. Les manuels de jeux sont rarement compulsés, et le joueur se lance souvent dans l’expérience sans connaissances préalables. Il me faut aussi mentionner le concept de “détournement” qui est une “intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu.”[72] A première vue on peut voir la scène des mods (modifications apportées par des fans d’un jeu pour lui ajouter des fonctionnalités), ou les machinima (films réalisés à partir du moteur ou d’images provenant d’un jeu) comme expressions de ce détournement dans le jeu, mais on peut aller plus loin : d’après moi, chaque partie, chaque session de jeu est un détournement par le joueur des éléments qui sont mis à sa disposition par le designer. Il réinterprète l’histoire, parfois, pervertit les règles en utilisant des failles du jeu pour arriver à ses fins (ce qu’on appelle les “exploits”). Le joueur se joue du jeu, pour qu’il devienne sien.
ETUDES dE CAS
Une fois définie et analysée la narration temps-réel, il convient de l’illustrer par des exemples précis.
Je vais maintenant étudier deux jeux, appartenant à des genres distincts, explorant chacun à leur manière, de nouvelles formes de narration, soit en mettant en scène une narration naissant des mécaniques de jeu, soit en proposant au joueur de se créer sa propre narration, par une évocation permanente.
SPELUNKY
Prenons Spelunky, un jeu que j’ai déjà cité précédemment et qui semblerait posséder une nature grandement narrative, inséparable de ses mécaniques de jeu. Sa narration prédéterminée demeurant assez faible, certains ludologues considéreraient volontiers ce jeu comme un jeu à mécaniques plutôt qu’à histoire. Mais comme nous avons vu plus tôt cette séparation manque de pertinence, et encore plus dans le cas présent.
Spelunky est un jeu vidéo indépendant conçu et développé par Derek Yu, sorti initialement en 2008 sur PC dans une version au graphisme pixel, puis en 2012 dans une version grandement remaniée sur la plateforme Xbox Live Arcade : graphismes haute définition, ajout de nouveaux éléments de gameplay, et de multijoueur local. Cette version améliorée, appelée Spelunky HD fait l’objet d’un portage sur PC en 2013.
Le jeu a interpellé beaucoup de personnes influentes dans le milieu du jeu vidéo lors de sa première itération. Ainsi, on a pu voir Jason Rohrer[73] —profitant de son discours à la Game Developer Conference de 2009[74] pour en souligner les éléments les plus marquants— ainsi que Jonathan Blow[75] ou encore Daniel Benmergui[76] exprimer leur admiration. C’est à partir de la sortie de sa deuxième version plus raffinée sur Xbox 360 que le jeu rencontre son succès en dehors de la sphère vidéoludique, et c’est sur cette version que je vais me pencher.
Mossmouth, CLASSIC SPELUNKY, PC 2008
Spelunky est un jeu de plateforme en 2D vue de côté. Fortement inspiré par Spelunker[77], le joueur y contrôle un personnage évoluant dans plusieurs niveaux truffés de pièges mortels, en cherchant dans chacun à rejoindre la sortie, située en contrebas. Passé un certain nombre de ces niveaux (une dizaine), le joueur est confronté à un “boss”, un ennemi plus difficile à battre, parce qu’il nécessite souvent stratégie et concentration afin d’être vaincu. Une fois cette dernière épreuve passée le jeu est terminé. Pour quiconque un tant soit peu familier avec le monde du jeu vidéo, ce processus peut sembler très classique. Mais Spelunky emprunte à un autre genre de jeux une mécanique qui lui est centrale : “la permadeath”. Compression de l’expression “permanent death” ou mort permanente, la permadeath est traditionnellement utilisée dans les “rogue-like”, genre de jeux inspirés par Rogue sorti sur ordinateur en 1980. Dans un rogue-like, le joueur explore “un ou plusieurs souterrains générés aléatoirement dans un univers bi-dimensionnel”[78], et est affecté donc de permadeath : lorsque le joueur meurt, il perd toute sa progression et doit recommencer depuis le début. Dans Spelunky, c’est la même chose : chaque mort est définitive. Le joueur aura plus d’une occasion de mourir parce que tout dans l’univers présente une menace. Pièges dissimulés, ennemis rapides et dangereux et faune tout aussi mortelle, couplés à un nombre très faible de points de vie, font de ce jeu une expérience extrêmement difficile. Mais surtout, le joueur ne peut pas compter sur sa mémoire pour apprendre l’agencement de chaque niveau par coeur : comme dans un rogue-like, ils sont tous construits “procéduralement”[79]. De fait chaque nouvelle partie devient différente de la précédente, puisque les niveaux ne sont pas fixes mais générés.
Mossmouth, SPELUNKY, XBLA 2012
L’utilisation de la permadeath donne au jeu un côté tragique : à chaque moment, tout peut basculer. Une partie pourtant bien engagée peut se conclure en une mort horrible sans que le joueur ait vraiment eu le temps de s’en rendre compte, et à chaque fin de partie, le jeu re-montre au joueur les dernières secondes qui se sont déroulées avant le décès de son avatar. Mais le jeu essaye d’être toujours juste pour éviter la frustration : avec ces “replays”, on se rend compte que, bien souvent, l’erreur nous incombe, et on apprend, on s’améliore grâce à ses échecs. Dans beaucoup de jeux, l’avatar du personnage évolue au fil de l’aventure, soit en gagnant en puissance, soit en mettant la main sur des objets qui lui donnent de nouvelles capacités, ce qui permet d’élargir le champ des possibles offerts au joueur, et de varier les situations rencontrées. Mais cette évolution peut paraître artificielle. En effet, la difficulté de l’expérience ne change pas vraiment : si le joueur fait face à une difficulté trop importante pour lui, il sait qu’il pourra faire évoluer son personnage afin de la surmonter plus facilement. Par exemple, si un monstre puissant lui barre la route, il peut décider d’aller combattre des monstres qui le sont moins afin d’augmenter la force de son avatar pour ensuite éliminer sans difficulté le premier monstre. On peut dire alors qu’il n’existe pas vraiment de courbe de difficulté[80] dans ce genre de jeux puisque tout est au même niveau. Mais ce n’est pas le cas de Spelunky, et c’est ce qui en fait son attrait. C’est le joueur, et non pas son avatar, qui évolue. A force de mourir, il gagne de meilleurs réflexes, il comprend mieux l’espace du jeu, pèse le pour et le contre de chaque décision, parce qu’il n’a pas de choix. S’il veut avancer dans le jeu, il doit le maîtriser. C’est ce qui à mon avis compose le premier espace narratif de Spelunky. L’évolution du joueur lui-même lui permettra de gagner au fil du jeu une telle dextérité physique et cognitive qu’il pourra, plus d’une fois, effectuer des prouesses qui auparavant lui avaient pourtant semblées impossibles. Ainsi, le joueur écrit l’histoire de son apprentissage d’explorateur et cette histoire est liée à son évolution dans les niveaux : plus le joueur maîtrise le jeu, plus il explore loin et de plus en plus profondément, les caves qui le composent. Le jeu possède aussi ce que j’appelle une narration prédéterminée, réduite à sa plus simple expression : Spelunky raconte l’histoire d’un explorateur à la recherche d’un trésor, perdu dans des caves où il ne peut vraiment mourir et dont l’agencement change constamment. Elle sert principalement à introduire les mécaniques de jeu, à les encadrer en mettant en place une atmosphère.
Mais ce qui constitue principalement la force narrative de Spelunky c’est sa narration temps-réel autorisée par ses mécaniques et qui, à mon avis, en est indissociable. Chaque nouvelle session de jeu, de l’entrée dans la cave à la mort du personnage, représente une nouvelle histoire en elle-même. Ce sont les choix que le joueur est amené à faire tout au long de son parcours qui composent cette narration : est-ce que je choisis de me laisser tomber dans un trou, quitte à ne pas savoir où je vais atterrir, au risque de me blesser ou de me tuer, ou est-ce que je le contourne, ce qui va me faire perdre du temps, ou pire, me faire traverser des zones trop dangereuses ? Spelunky se compose principalement de ce genre de dilemmes qui rythment l’aventure, et chaque décision est souvent prise en une fraction de seconde, presque inconsciemment, jusqu’à devenir une seconde nature. Au moment du choix, aucune solution n’est clairement meilleure que l’autre, et c’est là que l’on peut voir que Spelunky propose de vraies alternatives. Si à l’inverse, une décision était objectivement meilleure que l’autre, par exemple en proposant un chemin qui avec certitude est sans danger, alors, ce qui nous est demandé n’est plus un vrai choix mais une “devinette” à laquelle il faut trouver la bonne réponse prévue et attendue. Le joueur va délibérément choisir de ne pas explorer un niveau plus en profondeur, quitte à peut-être passer à côté d’objets qui auraient pu grandement lui porter secours. Ce genre de renoncement est parfois plus sage et c’est une mécanique assez rare dans les jeux pour être soulignée. En choisissant de manquer une partie d’un niveau, le joueur s’investit plus fortement dans celle qu’il a choisie parce que l’expérience en devient plus personnelle et qu’elle revêt un sens particulier pour lui. De plus, le système de jeu mis en place par Derek Yu permet à la narration de se ramifier, à chaque seconde, en une multitude de possibles, en mélangeant plusieurs éléments impliquant certains comportements particuliers du joueur : ainsi, certaines statues tirent des flèches qu’il faut soit éviter soit déclencher en jetant une pierre, ou certaines plateformes s’effondrent, forçant le joueur à se déplacer vite. Ce mélange d’éléments simples dont découlent des situations complexes porte le nom de “gameplay emergent”[81], et dans Spelunky, ces situations sont souvent comiques. Un parallèle peut aussi être tiré avec la notion d”’intentional play”, de jeu intentionnel, expliqué par Clint Hocking[82]. Le designer met en place un système de jeu construit pour permettre des situations uniques. Prenons les morts de notre personnage, qui sont un des éléments marquant du jeu. Elles sont si symptomatiques de son esprit que des fans ont mis en place un site internet qui en répertorie certaines[83], récupérées sur youtube grâce à un logiciel opensource conçu pour l’occasion[84]. En regardant ce site, on remarque que même les 3 secondes amenant à la mort du joueur racontent une petite histoire, et que bien souvent elles sont l’addition d’une réaction en chaîne complexe, imprévisible, ce qui les rend encore plus marquantes.
Ce répertoire partagé de morts m’amène à parler de l’aspect communautaire du jeu qui constitue selon moi le troisième espace narratif de Spelunky. Ce n’est pas nécessairement un phénomène propre à ce jeu en particulier, mais il comporte certaines spécificités ici qu’il me semble intéressant d’exposer. Tout d’abord, Spelunky est particulièrement compatible avec ce qu’on appelle le “live-streaming”, qui consiste à se filmer en train de jouer et à diffuser en direct la vidéo sur internet. De nombreux joueurs rivalisent entre eux pour finir le jeu le plus vite possible (un “speed-run”), ou en ne tuant aucun ennemi, ou en récoltant le plus d’or possible par exemple. De plus, depuis le 8 août 2013, les “daily challenge”[85] ont été mis en place, ce qui pousse encore plus les joueurs à la compétition, et à chercher à percer tous les secrets du jeu, le live-stream servant de preuve à leurs prouesses. En effet le secret est une autre composante des rogue-like : comme le jeu repose sur la construction procédurale, certaines sessions de jeu comportent des éléments qui sont absents d’autres, et certains éléments n’apparaissent qu’un nombre infime de fois. Ainsi, les connaissances qu’ont les joueurs ont évolué depuis la sortie du jeu en 2012. Au début, tout le monde pensait que le jeu comportait uniquement 4 niveaux, et qu’après le boss de fin, le jeu était terminé. Mais, suite à la persévérance de la communauté, un 5ème niveau, déblocable en effectuant une série d’actions peu explicites,[86] a été découvert. Dernièrement, un joueur a même découvert une partie du jeu dont même ses créateurs refusaient d’admettre l’existence[87].
En proposant ces trois narrations : celle de l’instant, des petits événements composant chaque partie, celle mettant en scène l’évolution du joueur, et non celle du personnage, et celle de l’évolution de la compréhension globale du jeu par la communauté, Spelunky est pour moi la preuve qu’un jeu basé sur des systèmes très mécaniques peut aussi mettre en scène des narrations à la fois riches et différentes de celles à laquelle la littérature nous a habitué.
PROTEUS
Ce deuxième jeu approche la narration de façon complètement différente, qui ne naît pas de la mécanique de jeu, mais plutôt de son apparente absence. Proteus est un jeu d’exploration en 3 dimensions sorti le 30 janvier 2013 sur PC, Mac et Linux, et développé par Ed Key (design et programmation) et David Kanaga (sound design).[88] Il s’agit d’une oeuvre très particulière, basée sur l’exploration et l’évocation poétique. Tellement particulière que certains ont remis en cause son statut de jeu vidéo, ce qui a eu pour effet de lancer un débat sur internet et dans la presse vidéoludique autour du sujet, opposant ceux qui sont favorables à son traitement en tant que jeu, ceux qui sont réticents mais aussi ceux qui jugent que le débat lui-même est néfaste au medium. Ici n’est pas l’endroit pour traiter de telles considérations sémiotiques, mais j’aimerais souligner qu’à mon avis ce débat fait écho à celui sur la narration dans les jeux vidéo : dans les deux cas, il s’agit d’un rejet basé sur des définitions restreintes de concepts, celui de jeu d’un côté et celui de narration de l’autre. Il est vrai que Proteus n’utilise aucune des mécaniques ludiques que l’on a l’habitude de voir dans des jeux plus classiques : objectifs explicites, scores, challenge, un début et une fin clairs, ce qui peut pousser certains à ne pas le reconnaître en tant que jeu. On peut aussi dire que Proteus n’a pas d’histoire, ne raconte rien, et n’est qu’une expérience esthétique. Pourtant, derrière cette façade, le jeu est beaucoup plus profond et riche qu’on ne peut l’imaginer au premier abord, que ce soit dans ses mécaniques ou sa narration.
ED KEY, PROTEUS, PC 2013
Le jeu commence par un écran noir, nos yeux sont fermés. Puis, ils s’ouvrent : nous sommes sur ce qui semble être de l’eau. Au loin, à travers les nuages paraît une île. Nous nous rapprochons. Petit à petit ses contours s’affinent et se complexifient. Nous mettons pied à terre et nous errons sur ce petit espace de terre au gré de nos envies. Tout, autour de nous, semble émettre des sons particuliers qui se mêlent en une relaxante mélodie. Les roseaux sont rythmés, les écureuils aigus et rapides, les arbres lourds et graves. Plus nous nous enfonçons dans l’île, plus nous découvrons de nouveaux sons, de nouveaux êtres, et la mélodie change. Chaque espace possède sa propre musique. La nuit tombe, les couleurs autour de nous évoluent du chaud, vers le froid. Les sons se calment et tout devient plus subtil. Tout dort. Les lucioles volent. Elles paraissent nous guider dans une clairière qu’elles illuminent. Elles sont partout et nous entourent. Tout semble tourner très vite, et petit à petit, nous nous trouvons en été. La musique a changé et tout est plus joyeux. Nous reprenons notre exploration. Arrivés en haut d’un pic, nous plongeons notre regard sur le territoire que nous avons exploré. Tout est calme et nous décidons de nous asseoir. Nous fermons les yeux. Tout s’arrête.
ED KEY, PROTEUS, PC 2013
Voilà ce qu’on pourrait considérer comme une partie de Proteus. Le jeu se construit principalement autour de l’exploration d’une île. Car ici, ce n’est pas le joueur qui compte, mais bien l’île, toujours changeante. A chaque partie, une nouvelle île est générée procéduralement ; “chaque île est unique, mais familière”[89], et nous ne servons que de témoins de cet espace en lui donnant vie par le fait de le parcourir. Le jeu peut être vu comme exemple amplifié des idées de De Certeau[90] : par le mouvement sur l’île, nous créons l’espace en partant du lieu. L’espace est même ici, pur, idéal, car déconnecté de toute existence réelle ou physique, que ce soit parce qu’il est mis en scène dans un jeu vidéo, par définition virtuel, ou parce que l’île en elle-même ne peut être définie par une seule de ses représentations. Proteus n’évoque pas, ou ne met pas en scène une île en particulier mais l’idée d’une île. Idée qui ne se fixe dans l’espace- temps que lorsqu’elle est étudiée. Cette étude est définie dans une unité : une partie. Lorsqu’on quitte le jeu, aucun moyen de sauvegarder ; la manifestation de l’idée d’île que l’on explorait disparaît et une nouvelle sera créée lors de nos parties futures. Chaque session de jeu peut être vue comme une histoire en elle-même, mise en place par le système de jeu qui devient un canevas narratif. Ce qui guide cette narration, c’est nous, joueurs. L’expérience de navigation dans Proteus n’est pas loin de la dérive situationniste, mais dans un contexte non urbain[91] : l’errance se fait suivant nos envies, suivant notre interprétation du lieu. Tout est sérendipité pure et découvertes fortuites : à un moment particulier, le soleil sera dans un alignement parfait, le joueur regardera dans la bonne direction, et tout semblera vibrer l’instant de quelques secondes, avant de disparaître, zénith de notre expérience, moment où la narration s’accélère avant de retomber puis de s’éteindre.
Chaque mouvement de souris nous faisant changer de cap est un micro choix que nous faisons en parcourant l’univers des possibles proposé par le jeu Chaque joueur, explorant la même île, aura une expérience différente. Car l’histoire de Proteus ne se passe pas uniquement sur l’écran, mais aussi dans l’esprit du joueur. Il s’agit d’un jeu d’introspection, un jardin japonais vidéoludique. Le style graphique minimal du jeu devient quasi-hypnotique, les formes colorées dansent devant nos yeux et la musique générée par l’environnement achève de nous faire partir. “L’île à laquelle on ne parvient qu’à l’issue d’une navigation ou d’un vol, est par excellence le symbole […] du centre spirituel primordial”[92]. En errant sur l’île, le joueur erre aussi dans son subconscient, dans ses pensées. Il traverse autant des plaines, des pics ou des ravins que sa propre existence. D’ailleurs, on peut noter que Proteus donne la possibilité au joueur de s’asseoir. Ce geste peut paraître banal : nous passons la majorité de notre journée assis. Il n’en va pas de même pour un héros ou un avatar de jeu vidéo “classique” : lui court, saute, tire, tue, s’enfuit, vole, tombe, roule, résout, explore, mais jamais ne s’assoit, jamais ne fait une pause. Par cette approche, qui encourage à l’inaction dans un medium basé sur l’action, Proteus pousse encore plus à l’introspection, à l’étude attentive, à la réflexion. S’asseoir est un choix. A tout moment le joueur peut décider de se relever et de repartir à l’aventure, et c’est parce que ce moment de pause n’est pas forcé, ni subi, mais voulu, que l’on a tendance à le prolonger. Le joueur prend plaisir à voir le monde bouger, évoluer, et l’île prendre vie sous ses yeux. J’en déduis que c’est aussi ce que Proteus essaye de mettre en avant : la valeur de la simple contemplation, face à la dictature de l’action et de la domination. La pause rend les moments d’explorations et de mouvements plus percutants, en entraînant une dynamique dans le déroulement de l’aventure.
ED KEY, PROTEUS, PC 2013
Le minimalisme graphique sert aussi une narration évocatrice et suggestive : l’arbre, l’écureuil, le roseau, tous sont réduits à des taches de couleurs pour que le joueur complète lui-même avec son vécu. Que représente cette forme que je peux trouver au sommet d’un pic enneigé ? Est-ce la souche d’un arbre mort depuis bien longtemps, ou bien est-ce une statue qui veille sur la vallée en contrebas ? Que fait donc cette cabane en plein milieu d’une clairière ? Suis-je seul sur cette île ? Ou bien est-ce là que j’habite ? Tout est suggéré mais rien n’est dit, tout peut avoir une multitude de sens toujours changeants suivant les joueurs ou les moments. L’expérience de Proteus ne doit pas être faite dans la passivité, et le joueur doit autant donner au jeu que le jeu lui donne à voir et ressentir, afin de se l’approprier.
Le fait que tout soit éphémère, que tout disparaîtra, tel un mandala numérique, une fois le jeu quitté, donne un côté dramatique à la narration. Tout est teinté d’un indicible respect, et le joueur parcourt le monde comme pour lui rendre un dernier hommage et raconter, par sa navigation, son histoire. Proteus insiste sur cette nature mystique et spirituelle : on peut trouver parfois au gré de nos pérégrinations, cercles de pierres et statues étranges, comme lieu d’un culte qui nous est inconnu. La procéduralité, le fait que tout est généré de manière aléatoire, renforce cette sensation de mystère, on ne peut jamais être sûr que tout a été découvert et qu’il ne reste pas, caché derrière une colline quelque chose de grandiose. L’île en elle-même semble “prendre esprit” et communiquer avec nous via les sons qu’elle émet. Et l’on passera un dernier moment avec elle, repoussant de quelques secondes l’inévitable moment où l’on fermera les yeux pour retourner au monde réel, la renvoyant elle, au néant. A moins que l’île de Proteus ne puisse jamais vraiment être quittée, et que l’on soit encore là-bas, assis sur le sol, les yeux fermés, rêvant de la réalité ?
Tout dans Proteus est narration. Une narration sans histoire propre. Mais une narration qui créera une histoire pour le joueur, au moment où il joue, et qui disparaîtra une fois le jeu terminé. Une narration basée sur l’évocation éphémère, sur la pause et le vide. Le jeu se construit autant à partir de ce qui est sur l’écran qu’à partir de ce que le joueur lui-même amène au jeu de son vécu et de son état d’esprit. Une authentique narration temps-réel ?
ConcluSion
La question de la narration dans le jeu vidéo est complexe.
Même si il est vrai que les principes de la narration traditionnelle ne s’appliquent pas forcément de manière judicieuse au medium ludique, il serait précipité de la refuser entièrement. Par l’ajout d’une dimension interactive, le jeu redéfinit comment raconter une histoire, et la narration vidéoludique prend une tout autre forme qu’il faut maintenant assimiler.
Jouer nécessite de s’impliquer, et le jeu se passe autant dans notre psyché que sur l’écran. Toutefois, cette narration n’est pas à mettre en opposition avec la narration plus statique, prédéterminée. Les deux marchent de concert pour nous proposer des expériences ludiques toujours plus pertinentes. Ici, l’auteur se place dans l’évolution des concepts de l’auteur littéraire ou cinématographe, mais possède ses propres outils pour travailler son oeuvre. Il construit des systèmes qui se chargeront de mettre en place la représentation, en utilisant certaines techniques propres aux ordinateurs, dont la principale est la procéduralité. Même s’il doit parfois s’effacer pour laisser le joueur prendre contrôle de sa création, il est pourtant toujours présent, ses méthodes de création sont juste différentes, mais non moins puissantes. Il se doit aussi de concevoir la mise en place d’histoires de manière éclatée, plus fluide et plus organique, en entrelaçant les arcs narratifs ou en inscrivant la narration dans l’action elle-même. Certains auteurs aujourd’hui commencent à réfléchir à partir de ces nouveaux concepts de narration, et la création indépendante est riche d’expérimentations qui mêlent jeu et narration.
Il faut noter que laisser le joueur maître de sa façon de jouer n’est pas détruire le jeu, et la nouvelle vague de jeux plus libres, sans règles apparentes fait toujours partie du domaine ludique. N’y a-t-il pas un lien très fort entre le jeux tel qu’il est en train d”évoluer aujourd’hui et les principes de l’Internationale Situationniste ? La notion de dérive notamment semble être particulièrement pertinente. Un nouveau genre de jeu, les “drifter”[93], mettent en scène ces concepts en proposant des univers où le déplacement, l’exploration, la contemplation et l’évocation, sont les principales mécaniques : à nous d’y incorporer les sens, les idées ou les émotions que nous souhaitons Le jeu vidéo ne peut-il pas aussi être vu comme un endroit où le détournement situationniste prend une place importante ? Que ce soit dans les phénomènes culturels parallèles aux jeux, tels que les let’s play, ou les modifications des jeux par les joueurs, mais aussi dans le fait que pour jouer, il faut s’approprier le jeu et interpréter ce qu’il nous donne à voir. En cherchant à se détacher du spectaculaire qui est souvent à l’oeuvre dans les jeux à gros budget[94], et en essayant de mettre en avant les principes de domination en oeuvre dans la société, et dans l’industrie du jeu vidéo elle-même, la scène indépendante —qui s’est construite en réaction face à l’exploitation et au manque de liberté créative de certains gros studios de production— semble réinterpréter les idées que Guy Debord met en avant dans la Société du Spectacle[95].
Merci à Nicolas Nova, Daniel Sciboz, Daniel Pinkas, Douglas Edric Stanley, David Calvo, Ed Key, Ian Bogost, Leigh Alexander, Raph Koster, Vincent Dubois pour sa musique.
Mes parents pour leurs relectures et corrections. Hamish MacDonald et Daniel Feirrera pour leurs énormes commentaires sur tumblr.
Ecriture / mise en page / graphisme : Benjamin Gattet.